» Je ne me suis jamais senti autant aimé ! « 


Béthanie

Jésus, sachant tout ce qui allait arriver, comment prends-tu le temps de te laisser inviter à un repas paisible ? Tu nous manifestes combien tu es le maître du temps, tu es le maître de l’Histoire. Ce ne sont pas les hommes qui l’écrivent, mais Toi Seigneur.

Tu sais que tu t’approches de ta mort. Hier, tu es entré triomphalement à Jérusalem, assis sur un ânon.

Mais aujourd’hui c’est comme si tu arrêtais le temps. Tu imposes une pause avant la tempête. Tu veux goûter à la joie simple  de cette maisonnée qui t’est si chère, celle de ces trois frère et sœurs à Béthanie. Chez qui tu aimes tant descendre et refaire tes forces.

Mais ce calme, cette douceur, cette lumière d’une fraternité simple, ne te masquent pas ce qui déjà se profile. Ainsi, là, à Béthanie, bien des acteurs du drame qui se trame sont en filigrane ou plus explicitement présents :

  • Judas, et ses manigances
  • Un lavement des pieds, comme en écho de celui que tu poseras le jeudi saint
  • La décision ferme des grands prêtres de Te tuer
  • Tu parles explicitement de ton proche ensevelissement
  • Lazare dont le retour à la vie est figure de ta prochaine résurrection
  • La décision de tuer Lazare, qui annonce la persécution de tes disciples

Cet évangile  se présente comme le sommaire de tous les évènements à venir. Déjà tout est dit de par cette séquence à Béthanie.

Une petite Eglise

Connaissant tout des événements qui vont très bientôt s’abattre sur Lui, Jésus a choisi de  goûter à la tendresse fraternelle de ces trois amis. Nous avons tous besoin d’être aimés avant d’aimer radicalement. Cette petite maisonnée est comme une famille pour Jésus, une préfiguration des cellules de sa future Eglise, simple Eglise domestique, pauvre, servante, humble, unie par l’amour fraternel, pur et désintéressé. Où chacun se préoccupe plus des autres que de soi-même ; où chacun se souci du bien de ses prochains. Une cellule où le centre n’est pas elle-même  ou bien un de ses membres, mais l’hôte intérieur qui est espéré, attendu, désiré,  dans une patience aimante, pleine de délicatesse. Il n’y a plus ce reproche repris par les deux sœurs, il y a peu : « Si tu avais été là … ». Elles ont compris, depuis l’épisode du décès et du retour à la vie de leur frère, que Jésus est l’Emmanuel, celui qui est là, au milieu de toute fraternité humble, vraie. Peu importe qu’Il donne l’apparence d’être absent (il les avait fait attendre deux jours avant de se mettre en route et de répondre à leur appel (Jn 11,6) ).  Jésus avait promis que « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. » (Mt 18, 20)

N’est-ce pas la grâce qu’il nous faut demander en ce temps de confinement ?  Nous pouvons  prier Marthe, Marie  et leur frère Lazare de nous obtenir cette grâce de vivre en présence de Celui qui n’a qu’un désir : venir demeurer, se faire Présent/cadeau, là où nous vivons. Et de se laisser accueillir comme notre hôte :

  • Hôte plus intérieur à nous-mêmes que nous-mêmes, hôte de nos âmes si nous lui ouvrons la porte de notre cœur. (« Voici que je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui ; je prendrai mon repas avec lui, et lui avec moi. ») (Ap 3, 20).
  • Mais aussi hôte des intérieurs de nos maisonnées, Il s’y laisse accueillir comme à Béthanie pour en redevenir tout à coup le Centre, la Source qui seul répand la Lumière véritable (« J’ai fais de toi la lumière »(1ère lecture, premier chant du serviteur) ; « Le Seigneur est ma lumière » (psaume)) qui nous manque pour repousser toutes ténèbres. C’est par sa Parole qu’il nous réchauffe, nous éclaire, et nous décentre de nous-mêmes, de notre « cuchon » familial où nous pourrions finir par nous regarder en chiens de faïence faute d’avoir mieux à regarder, à rencontrer …. Si nous subissons le fait de devoir vivre les « uns sur les autres », sans s’être choisis, sans l’avoir voulu,  comment se supporter ? Où puiser l’amour que nous voudrions partager entre nous ?   Il nous faut un Tiers.

Jésus s’invite, monte dans notre barque familial, cet espace si confiné pour … s’y  reposer, comme à Béthanie, lui qui n’a pas d’endroit où reposer la tête (Mt 8, 20) : « Jai besoin d’un coin pour me reposer, des cœurs où demeurer, accepterez-vous que je vienne chez vous ? » Jésus n’ignore rien de nos tensions, de nos énervements, de nos peurs. Et justement, il s’invite,  comme il le fera bientôt le soir de Pâques, quand les disciples  se seront calfeutrés, terrifiés par ce qui se sera passé : « Les portes fermées, verrouillées, Jésus vint, et il était là au milieu d’eux. Il leur dit : ’’La Paix soit avec vous !’’» (Jn 20, 21) leur partageant sa paix comme lorsque leur barque était agitée par les flots ; sa paix plus puissante que toutes les forces de mort qui semblent nous environner, vouloir nous engloutir.

Liturgie domestique en temps d’exil

Oui, et c’est inouï, et jamais vu depuis des siècles : l’Eglise invite  chaque famille, chaque maisonnée, à défaut de liturgies dans nos églises, à vivre de véritables liturgies domestiques, à faire de notre groupe familial une assemblée liturgique à part entière.

Encore faut-il se rappeler ce qu’est la liturgie. Liturgie vient du grec leitourgía, « le service du peuple ». C’est tout ce qui constitue la forme et le fond du culte rendu à Dieu par son peuple. Le liturge suprême, c’est le Christ. La liturgie, c’est le Christ qui vient prier au milieu de ses frères  et sœurs rassemblés  pour rendre un culte à Dieu  son Père. Et Jésus vient dans la liturgie non seulement prier parmi nous, mais Il veut prier à travers nous, par nous. La liturgie c’est le Christ qui vient prier à travers nous son Père : Il nous associe intimement à la louange, à la supplique qu’Il adresse à son Père à travers les membres présents de son Corps (l’Eglise). Et Il s’offre Lui-même en offrande à son Père et nous entraîne dans cet acte  de louange, de supplique, d’offrande et d’action de grâces. Telle est la liturgie dans son sens profond.

Elle nous est essentielle pour, et c’est à reprendre sans cesse, nous configurer davantage à Jésus. Grâce à la liturgie, nous Lui devenons « consubstantiels ». Nous devenons, par elle, plus semblables à notre Maître et Seigneur. La liturgie est comme la « matrice », le creuset qui nous transforme profondément, et nous enfante à notre nature de fils et de filles de Dieu, et la fait grandir.

La liturgie nous est vitale. Elle nous constitue, nous façonne à notre devenir.

Aussi quel prodigieux cadeau nous font l’Eglise universelle et nos évêques en ces jours de Semaine Sainte 2020 ! Cela ne se représentera peut-être pas deux fois dans un millénaire. L’Eglise nous fait une confiance totale : c’est à vous d’êtres les ministres  de la liturgie en ce temps forcé d’Exil où, tel le peuple Hébreu en son temps, nous sommes comme « déportés », non à Babylone, mais dans un mouvement à l’exact inverse : confinés que nous sommes chez nous, assignés à domicile, contraints à quitter  tout ce qui faisait notre environnement habituel, amputés de nos relations interpersonnelles, sociales, communautaires, ecclésiales, familiales, même locales.

Dans cet exil paradoxal, car centripète, et non centrifuge comme celui vers Babylone,  il nous faut emporter avec nous la  liturgie de l’Eglise, notre si précieux bien, pour nourrir notre foi. Il nous faut lui faire toute la place, dans la mesure de nos moyens. Elle sera le « Rocher » qui nous accompagnera dans notre traversée (cf. le Rocher qui accompagnait le peuple dans le désert, 1 Co 10,4). Nous la déploierons avec ce que nous sommes, avec nos pauvres moyens, avec nos talents aussi, avec ce que nous pouvons, humblement, avec nos cœurs ouverts réservant la plus belle part à la Parole Divine. Elle sera comme le Rocher  que nous frapperons (ouvrirons) duquel jaillira l’eau vive des paroles de notre Seigneur (Ex 17,6)  qui seules pourront étancher notre soif. Elles seront eau jaillie du côté du Christ transpercé pour nous abreuver,  et rejailliront au plus profond de nous en Vie éternelle.

 

Aussi je vous invite de façon pressante, grâce aux propositions magnifiques préparées par le Diocèse et relayées par la paroisse, à vous préparer une (voire plusieurs !) de ces liturgies domestiques (chemin de Croix, vigile pascale, …). Ce faisant vous ferez  la joie de Jésus ! Il viendra lui-même  prier, chanter, supplier,  rendre grâces à travers vos voix, vos cœurs, vos silences,  vos présences. Vous ne serez plus tout seuls avec vous-mêmes, Il sera là grâce à vous, tourné à travers vous vers son Père, notre Père. Faites-Lui ce cadeau ! Jésus a tellement soif  de rendre à travers ses frères et sœurs le culte qui est dû à son Père, notre Père. N’ayez pas peur : c’est Lui  qui conduira cette prière, cette liturgie. Il se servira de vous, de vos talents mais aussi de vos imperfections, de vos timidités. Il saura faire feu de tout bois ! Laissez-Le agir, laissez-vous faire, après avoir invoqué et prié l’Esprit-Saint.

L’ensemble constitué par chacune de ces mini-liturgies domestiques sera comme une myriade de petits flambeaux, cachés dans nos quartiers, dans nos villes et nos campagnes, mais également tout autour de notre planète, l’enserrant dans une constellation de petites lumières microscopiques mais bien vives montant dans la nuit à la louange de Dieu notre Père. « Le Père voit ce que tu fais dans le secret, il te le revaudra. » (Mt 6, 6)

Lavement des pieds

  • Il y a celui de la femme pécheresse qui de ses cheveux et de ses larmes lava chez Simon les pieds de Jésus. « Ses nombreux péchés sont pardonnés puisqu’elle a montré beaucoup d’amour » (Lc 7, 47)
  • Il y a celui (cf. évangile de ce jour) de Marie, la sœur de Lazare, à Béthanie, qui versa un parfum de grand prix sur les pieds de Jésus.
  • Il y a, dans quelques jours, celui de Jésus à ses disciples, s’agenouillant pour leur laver les pieds. Comme s’il reprenait à son compte le geste de Marie de Béthanie, et celui de la femme pécheresse, pour nous dire là où est le plus grand amour.
  • Il y a le geste analogue que fera bientôt Véronique sur le chemin du calvaire essuyant non les pieds mais le Visage de Jésus souillé par la souffrance et la méchanceté des hommes.

Lors  du récent Pèlerinage en Terre Sainte, la Communauté des Sœurs du monastère de l’Emmanuel à Bethléem, a accueilli le groupe des pèlerins de la paroisse, et pour nous ouvrir son cœur,  nous a proposé  de nous laver, dans la chapelle, les pieds, reproduisant le geste de Jésus du Jeudi Saint à ses apôtres, et de Marie de Béthanie à son Seigneur. Avec des chants que nous reprenions tandis que le Père et deux Sœurs nous lavaient  tour à tour les pieds. Dans un climat de prière, de douceur infinie, de lumière. Un des participants dira : « Je ne me suis jamais senti autant aimé ! » les larmes aux yeux, larmes de joie régénérescentes où se reflète la joie baptismale.

N’hésitons pas, comme l’ont fait les Sœurs de Bethléem, à inventer cette liturgie du lavement des pieds dans notre maison, avec les précautions requises par la pandémie. Ce sera une façon de nous débarrasser des tensions, heurts, incompréhensions, qui ont pu ces jours passés s’accumuler dans les cœurs de tous ; vraie opportunité de vivre et de partager un geste concret familial de miséricorde réciproque, accessible – alors que nous sommes en attente de la grâce sacramentelle du pardon à laquelle nous ne pouvons pas recourir en ce moment si particulier.

Et si vous êtes seuls ?

Je vous incite à essayer de suivre jeudi saint une célébration de la Sainte Cène à la télévision, sur You tube, ou à la radio.

Je serai seul, moi aussi, confiné. Je vous propose un geste simple que nous pourrions faire ensemble, vous qui êtes isolés (ou peut-être seuls à deux). Tandis que nous regarderons ou écouterons une célébration, durant la liturgie de la Parole de la Sainte Cène,  vous pourrez, par exemple à la fin du psaume, vous déchaussez un pied (si cela ne vous est pas trop difficile, ou alors simplement en désir). Je le ferai moi-même de mon côté.  Et à l’écoute de l’évangile, dire à haute voix quand Jésus arrive à Pierre : « Seigneur, comme Pierre, je veux moi aussi me laisser laver les pieds par toi ! », en étendant notre pied. Et nous croirons que Jésus aura su entendre notre supplique et se sera penché vers nous pour nous purifier, comme il l’aura fait à Pierre, et nous donner de mieux Le suivre. Et nous dirons, si nous le voulons, en action de grâces : « Seigneur, compte-moi comme un de tes apôtres ! »

Nous aurons reçu et partagé une même grâce et renforcé notre communion entre nous, la communion des saints qui se savent pécheurs et ont besoin de leur Sauveur bien-aimé.

Nous prierons enfin pour que la bénédiction de Jésus lavant  à genoux  les pieds de ses apôtres rejoigne toutes celles et tous ceux qui sont ces jours-ci au service de leurs frères malades dans les hôpitaux, Ephads, ou à domicile. Sans le savoir le plus souvent, ils vivent le commandement de Jésus, et ils sont  les reflets de son Amour.

 

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Que la grâce de Béthanie, grâce de paix, rejoigne chacune et chacun dans nos maisonnées.

Jean-Paul Grouès, diacre permanent.