Hosties vivantes

 

Seigneur, Tu as répondu à ces foules qui venaient à toi en grand nombre : «Vous me cherchez non pas parce que vous avez vu des Signes,  mais parce que vous avez mangé des pains et avez été rassasiés. » (Jn 6,26)  Lorsque nous avons tellement les yeux fixés sur le don reçu, il arrive que nous en oubliions le donateur. Les signes  ne sont pas là pour satisfaire nos besoins. Ils sont là pour nous indiquer autre chose. Et nous sont donnés pour nous inviter à regarder au-delà, plus haut, plus loin. C’est comme si nous regardions le bout du doigt qui nous indique une direction sans regarder vers où ce doigt nous invite à marcher. Le signe n’a pas d’intérêt ou de valeur en lui-même.  

Le signe, donné par Jésus, dans l’évangile, est toujours là pour susciter notre foi. Ces gens, qui avaient reçu du pain à satiété, revenaient à Jésus pour recevoir du pain à satiété.  Leur démarche n’est pas une démarche de foi. Ils viennent  à Jésus comme on vient dans un supermarché. Ils viennent pour remplir à nouveau leur Caddie. Et en plus gratuitement. Sans prendre le temps même de s’interroger sur le donateur. Ni quel Don pouvait annoncer ce signe,  caché derrière ce premier don, stupéfiant, inouï. Ils n’ont pas réfléchi, ils n’ont pas pressenti que ce don en précéderait un infiniment plus grand.   Ils n’ont pas compris que Celui qui était capable de nourrir leur estomac, était Celui  tant attendu et annoncé  par les prophètes, qui venait donner la vie véritable au monde. Qu’Il était  en lui-même un Don. Et que ce Don-là,  sa Personne, révélait un autre Donateur.  Comme un peu les poupées Russes. Le petit don immédiat,  le pain qui rassasiait l’estomac, renvoyait à un donateur,  celui qui se préoccupait de donner Sa Vie pour le monde afin de répondre à la soif et à la faim existentielles de l’Homme.

La première foule savait  bien pourtant, elle qui avait été là avant la récente multiplication des pains la veille,  qu’Il les avait nourris pendant des heures et des heures de ses paroles. Que ce n’est pas la perspective du pain alors qui les avait rassemblés au bord du Lac. Mais que sa parole leur était vraie nourriture. « Jamais personne n’a parlé comme cet homme »(Jn 7,46) diront les soldats revenant chez les grands prêtres, n’ayant pu l’arrêter dans le Temple. Pierre dira : « Tu as les paroles de la vie Éternelle ; à qui irions-nous ? » (Jn 6, 66) Celui qui les avait nourris de la Parole de vie était, en sa personne, un don pour le monde. Et un don n’existe pas sans donateur.  Ce don-là, la personne de ce Jésus, indiquait un Donateur. Les foules opportunistes, qui venaient aujourd’hui grossir celle de la veille,  auraient dû voir en sa personne autre chose qu’un simple distributeur de pains, un signe, le signe d’une autre Présence,  qui se laissait deviner, entrevoir à travers sa présence. Que cet homme là ne pouvait pas être seulement envoyé par lui-même. Comme le reconnaîtra plus tard Nicodême.  (Jn 3, 2)

Au-delà du signe du pain,  ils auraient pu pressentir, deviner que ce donateur était Le révélateur du Père, le seul Donateur. Que le Fils n’était là que pour être le Signe du Père : « Qui me voit voit le Père, Philippe ! Comment peux-tu me dire ‘’Montre-nous le Père !’’ ? Ne sais-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ?  Il y a si longtemps que je suis avec vous,  et tu ne me connais pas, Philippe ? » (Jn 14,9) «Le pain que je donnerai c’est ma chair pour la vie du monde. » (Jn 6, 51) 

Ainsi avons-nous appris de la pédagogie de Dieu à notre égard. Très souvent nous attendons de Dieu, tel un automate, qu’Il réplique le don qu’Il a pu nous faire. Et nous ne comprenons pas pourquoi Il ne s’exécute pas à nouveau. Nous demandons le même don, la même grâce,  nous oublions que ce don ou cette grâce était là pour nous attirer à Lui, nous tourner davantage vers sa Personne, et renforcer notre lien avec Lui. Et si le Seigneur perçoit que nous effaçons le donateur pour n’avoir d’yeux que sur le don qu’Il nous a déjà fait une fois, le don est en quelque sorte dénaturé de son objet, de sa finalité. Car toute la démarche du Seigneur est de nous attirer toujours plus près, toujours plus profond vers Lui, en lui. Il veut renforcer notre relation d’Alliance, nos épousailles.

Ne soyons donc pas  surpris qu’Il ne cède  à nos injonctions à s’exécuter comme il a pu le faire. Il veut que nous avancions. Et non que nous stagnions sur place. S’il semble comme nous frustrer en n’exauçant pas immédiatement notre demande précise et concrète, c’est parfois pour conserver notre état de manque et d’attente,  pour nous combler d’un don  plus grand encore que nous n’imaginons même pas. Et nous nous en restons souvent à notre premier besoin.  Et nous ne comprenons pas que la non satisfaction de ce besoin est, en quelque sorte, une pierre d’attente pour un don bien plus essentiel, bien plus profond.  

Nous sommes tentés de récriminer parce que non satisfaits a priori dans notre demande. Et si nous ouvrions notre cœur pour nous dire : « Qu’est-ce que ce premier don reçu peut cacher et nous annoncer ? Où veut-il nous conduire ? Que nous donnera-t-il maintenant ? » Ouvrir nos cœurs à l’inconnu, à l’inimaginable, pour ne peut pas faire obstacle à la Prodigalité de ce Donateur. Acceptons-nous de nous laisser surprendre à nouveau ? Quel don nous fera-t-il bientôt ? et que nous ne soupçonnons même pas. Qui est-il ? D’où vient-il ? Agit-il de lui-même ? Ou bien devons-nous le recevoir lui-même comme un Don, au travers duquel se laisse deviner un Donateur ? « Le Père a tant Aimé le monde qu’il a donné son Fils pour le salut du monde. » (Jn 3,16) Rappelons-nous le chemin qui a été parcouru dans l’évangile de la Samaritaine. Jésus était assis au bord du puits assoiffé.  Puis rapidement c’est la femme qui lui dit « Donne-moi de cette eau dont tu me parles. » Puis à la fin de l’épisode, après que les villageois aient  accueilli Jésus pendant deux jours chez eux,  ils diront à la Samaritaine : « Nous savons que c’est lui le Sauveur du monde ! » (Jn 4, 42)

Jésus, tout dans ton agir, dans tes paroles n’a qu’un seul but : nous conduire à ton Père. Et nous faire découvrir sa tendresse, sa miséricorde, sa proximité. « Père, je veux qu’ils aient en eux l’amour dont tu m’as Aimé. »(Jn 17, 26)  Jésus n’a d’autre but que nous faire découvrir l’amour de son Père pour nous ; et combien Il nous a aimés en nous donnant son Fils. Nous savons que l’évangile de ce jour introduit au grand discours de Jésus sur le Pain de la Vie.  Aux foules, Il ne donnera plus  de pain. Il annoncera le don du Pain de la Vie, en sa chair livrée. « Celui qui mange mon chair et boit mon sang a la Vie Éternelle. » (Jn 6, 54) Le pain de la multiplication des pains n’était que le signe et les prémices du Pain de Vie que Jésus préparait pour nourrir la faim de l’Humanité.  

Alors où en sommes-nous quand en  ce temps d’épreuve nous ne pouvons plus recevoir l’eucharistie ? Allons-nous geindre et gémir ? Râler ?  

Et si cette abstinence forcée voulait nous obliger à fixer nos regards davantage sur le Donateur plutôt que sur le don ?  Voulait nous conduire à approfondir, renforcer notre lien, nos épousailles sincères avec ce Donateur,  qu’il nous faut aimer par-delà le don qu’Il nous fait de son corps et de son  sang   dans l’eucharistie.  Afin que nous  nous n’oubliions jamais quel Donateur se cache  derrière ou dedans l’Hostie consacrée. Oui, réjouissons-nous de ce moment d’abstinence.  

Jésus nous éduque à travers cette épreuve à regarder quel est Celui qui nous donne son corps et son sang ; et quel est Celui qui nous donne un tel Sauveur capable d’étancher notre soif et notre faim. Oui nous sommes appelés à lever nos yeux vers le Fils et, à travers le Fils, vers le Père pour mieux les connaître, pour mieux faire jaillir notre action de grâce d’avoir un tel Frère, d’avoir un tel Père.

Pour mieux découvrir à quel contre-don nous sommes nous-mêmes invités. Devant un tel Don, devant un tel Donateur, quelle sera ma réponse, quel sera mon cadeau ? Ne suis-je  pas invité moi aussi à faire don de ma vie, don de ma personne en retour à Jésus et à son Père ? 

Face à Celui qui se donne, qui donne toute sa personne, et face à son Père qui donne tout ce qu’Il avait de plus cher en  son Fils pour nous manifester Son Amour, comment ne serais-je pas invité à un don plus plénier de ma  personne ?  À passer d’un statut de consommateur  à un statut de donateur à mon tour ?  Quel donateur suis-je appelé à devenir ?

Par l’eucharistie,  je ne suis pas seulement invité à accueillir, à me nourrir du Pain de Vie, je suis invité à devenir moi-même don, contre-don au Père et au Fils.

Si je viens à l’eucharistie sans avoir le désir profond de me livrer davantage à l’Amour étincelant du Père et du Fils, je ne vivrai  pas pleinement l’eucharistie.  

Ainsi l’abstinence eucharistique que nous vivons peut nous amener à nous interroger : Suis-je moi-même un don pour le Christ et un don pour le Père ?  Est-ce que je viens vraiment donner ma vie au Christ et à son Père à chaque eucharistie ? Pas un don mégoté, pas un don partiel, mais un don total, plénier qui ne retient rien. Et ce n’est que dans la mesure où je viendrai à l’eucharistie pour me donner totalement au feu de l’Amour Trinitaire, que je serai consumé du même élan qui se vit au cœur de la Trinité, et transformé de la tête aux pieds en un don à mes frères.  

 Je serai devenu à mon tour moi aussi pain vivant pour la vie du monde ;  petit pain, chaud, croustillant, bon à manger, pétri de la chair du Fils et de l’amour du Père, moelleux d’une onction de l’Esprit-Saint. Je serai devenu nourriture pour mes Frères et pour le monde.

Oui bienheureux ce temps d’abstinence eucharistique qui ’’détourne nos yeux’’ du pain et du vin consacrés pour nous obliger à regarder plus profondément vers le Donateur, et nous lier davantage à ce qu’Il est,  lui qui a fait de toute sa vie une offrande à son Père pour donner sa Vie à ceux et celles qu’Il appelle ses amis, ses frères. Et qui nous invite à entrer dans son Mouvement : Veux-tu devenir avec moi une hostie vivante,  offrir ta vie pour la Vie du monde ? Veux-tu devenir toi aussi, à ma suite, toi en Moi et Moi en toi, pain de vie pour tes frères ? Et prolonger ainsi l’eucharistie du monde ?  

En ce temps de pénurie  eucharistique,  accepterons-nous de quitter cet entre-deux pour devenir nous-mêmes des hosties pour ce monde ? Et si Jésus voulait faire de nous des hosties Vivantes dans ce monde ? C’est ce que montre la première lecture de ce jour avec la figure d’Etienne.  Ses détracteurs, mensongers,  le regardait. Son visage leur apparut comme celui d’un ange. Peu après leur avoir retracé dans un chant magnifique toute l’histoire de l’Alliance entre Dieu et son peuple jusqu’à Jésus qu’ils ont fait mettre à mort, Etienne est  lapidé, et de dire : « Seigneur ne leur compte pas ce péché. »  (Ac 7, 60)

Le Martyre d’Etienne, moulu comme le froment, va déclencher la persécution et la dispersion de la Communauté Chrétienne naissante. Et ce sera véritablement le début de l’Eglise missionnaire confessante. Comme le grain de blé tombé en terre Etienne portera du fruit cent pour un.

Il nous revient à nous aussi de devenir Hosties à sa suite, pour l’Eglise, et, en son sein, pour ce monde. Que nos vies soient signes vivants de la présence de Celui qui donne sa Vie au monde à travers nos vies données.

Jean-Paul Grouès, diacre permanent