Que nous est-il arrivé ? De la sidération à l’action devant les abus sexuels dans l’Église

Par Mgr Eric de Moulin Beaufort

  • Que nous est-il arrivé ? Que nous arrive-t-il ? Depuis mars 2016, dans la foulée de « l’affaire Preynat », déclenchée par l’action des membres de l’association « La Parole libérée », et à la suite des décisions prises alors par l’assemblée des évêques, des faits d’agression sexuelle commis par des prêtres ont été révélés, de mois en mois, dans de nombreux diocèses de France, des faits parfois très anciens, remontant aux années 40, quelques-uns en revanche très récents. Au-delà de la prise en charge de ces faits, y a-t-il quelque chose à comprendre qui puisse aider l’Église catholique et la société entière, en France et ailleurs, à sortir de l’aveuglement entretenu jusque-là et à se reprendre à la racine pour que les pulsions sexuelles ne soient plus une menace pour quiconque ?
  • Nous voudrions ici proposer une double explication synthétique qu’il faudra ensuite vérifier à l’aune des faits eux-mêmes. Ces hypothèses établies, nous tâcherons d’esquisser un chemin possible. Notre réflexion se veut modeste. Elle s’appuie sur ce que nous avons pu constater et en a les limites. Si quelques lectures et de nombreuses rencontres nous ont aidé et guidé, nous ne voulons ici que tenter une parole sur une situation douloureuse pour susciter d’autres réflexions. Les responsables de toutes les institutions doivent désormais parler et agir afin que les générations à venir puissent connaître des relations ajustées dans la vérité. En écrivant cela, nous portons en mémoire nos rencontres ou échanges avec des personnes qui ont été abusées par des prêtres, ou avec leurs familles. Ce que ces personnes ont dû mobiliser en elles-mêmes pour vivre malgré tout monte vers Dieu comme un cri à l’égard de ceux qui n’ont rien su ou rien voulu voir. Nous pensons aussi aux prêtres coupables : ils sont nos frères et nous avons à les porter.

I – Une double explication

Lorsque furent rendues publiques les très nombreuses agressions sexuelles commises par des prêtres aux États-Unis, en Australie, au Canada, en Irlande, aux Pays-Bas, il nous avait semblé possible d’en comprendre le contexte de la manière suivante. Dans ces pays, la communauté catholique était sous la domination politique ou culturelle des protestants ou, du moins, se considérait ainsi. Elle s’était donc progressivement mise en situation de résistance, tâchant de construire ses propres institutions pour éviter aux catholiques d’être broyés par un système social qui les tenait à la marge ou d’être absorbés en lui. D’où la constitution de réseaux d’écoles, souvent dotées de pensionnats, déterminés à protéger chez les enfants qui leur étaient confiés la fidélité à la foi catholique.

  • Le résultat, malheureusement, fut la fabrication d’espaces clos, tenus à l’écart des regards, où les enfants étaient livrés à l’autorité de prêtres, religieux ou religieuses. Le pouvoir spirituel de ceux-ci – l’incroyable pouvoir donné par le Christ à son Église, celui de dire : « Je te pardonne », ce qui veut dire : « Quoi que tu aies fait, ta vie vaut la peine, tu vaux la peine pour l’éternité », la meilleure nouvelle qu’un être humain puisse apporter à un autre –, s’est alors doublé d’un pouvoir sans partage d’organisation et de régulation de la vie. Ce fut d’autant plus vrai que les conditions économiques et sociales des communautés catholiques dans ces pays ne facilitaient pas l’émergence de laïcs, notamment de pères et de mères de famille, capables d’exister avec autorité face aux clercs. En d’autres termes, trop souvent la vie catholique s’était cristallisée autour de la structure cléricale au lieu de susciter une vraie société chrétienne, une société avec toutes ses diversités, toute sa créativité, toutes les rencontres et les liens qu’elle permet.
  • Parallèlement ‒ c’est la seconde explication ‒ la mise en œuvre des relations sociales s’est considérablement transformée. Depuis que l’homme est homme, les relations entre deux êtres humains dans une même société avaient été fortement codifiées. Selon l’âge et le sexe, selon la condition sociale et les lieux où la rencontre avait lieu, chacun savait comment il devait se comporter avec l’autre. La fin du xixe siècle avait régulé les relations sociales avec une minutie qui tournait à la manie. Le xxe siècle a déconstruit peu à peu, parfois par pans entiers, parfois imperceptiblement, le carcan de ces règles. Vers la fin du xxe siècle, il est devenu évident qu’il appartient à chacun de déterminer les relations qu’il veut avoir avec tel ou tel autre et de régler au mieux les gestes par lesquels les exprimer.
  • Or, la relation éducative, la relation entre l’enseignant ou l’éducateur et l’élève, est une relation éminemment délicate, ceci n’a pas été suffisamment vu. Voir un jeune esprit s’ouvrir à la connaissance et à la compréhension a quelque chose de grisant, et le jeune qui découvre grâce à un professeur l’usage qu’il peut faire de son esprit ne peut pas ne pas avoir pour celui-ci une immense gratitude. La tentation peut être forte pour l’adulte, dans certains cas, de prolonger le façonnement de l’esprit par une prise en main du corps de l’enfant ou de l’adolescent. Les dialogues socratiques rendent compte de ce glissement, sans en mesurer la gravité.
  • Par rapport à l’Antiquité, le christianisme a apporté un principe formidable de régulation. Saint Augustin a su l’exprimer avec son thème du « Maître intérieur » : lorsque le professeur parle et que l’élève comprend, c’est le Maître intérieur, le Verbe éternel, qui éclaire l’esprit qui s’ouvre, la parole de l’enseignant n’étant que l’occasion de cette illumination. Dans cette compréhension, celui qui enseigne ou qui éduque doit accepter d’avoir une position de tiers, d’être celui qui rend possible une rencontre dont il ne profitera pas immédiatement. Une telle position exige un infini respect pour le mystère de l’illumination de l’esprit de l’élève par le Maître intérieur, illumination dont les processus échappent à l’enseignant qui ne peut que s’émerveiller du résultat. L’enseignant ou l’éducateur humain doit donc régler finement son intervention auprès de son élève : ni trop peu, sinon il pourrait ne rien se produire ; ni trop, car alors il risquerait d’interférer dans l’action intérieure du Verbe et de la faire échouer.
  • Le réglage social des relations a-t-il été suffisant pendant des siècles ? Rien n’est moins sûr, les cas d’abus du passé étant difficiles à connaître. Sans doute y a-t-il eu des époques différentes. Certainement, cependant, le démantèlement au long du siècle dernier de ce réglage social a créé des situations déséquilibrées. En tout cas, ceux qui exerçaient l’autorité spirituelle à l’intérieur d’une relation éducative, lorsque leur autorité spirituelle n’était pas ou plus située dans un cadre plus large et que la relation éducative n’était plus régulée de manière socialement claire et unanime, se trouvaient dans une situation de déséquilibre grave. Il est facile de comprendre que ceux qui portaient en eux des pulsions sexuelles déséquilibrées se trouvaient ainsi sans cadre, remis à une régulation qu’ils auraient dû – mais qu’ils ne pouvaient pas – s’imposer à eux-mêmes.
  • Cette double explication paraissait rendre compte du fait que l’Église de France se considérait comme plutôt épargnée par ce fléau. Quelques cas de prêtres pédophiles avaient été dénoncés au début des années 2000. Ils semblaient peu nombreux, peu significatifs au total, et relever d’une psychologie abîmée qui devait être rare. Tel ou tel venait d’un autre pays… Les évêques de France avaient pris cependant des mesures précises détaillées dans une brochure éditée en avril 2002 et largement diffusée depuis : « Lutter contre la pédophilie ». Si la déconstruction de la relation éducative a eu lieu dans notre pays à l’égal de tous les pays occidentaux, en revanche, les catholiques ne s’y trouvent pas, quoi que puissent s’imaginer certains étrangers et quoi qu’il arrive aux catholiques français de le laisser entendre, en situation d’oppression les conduisant à se replier sur eux-mêmes. Une tradition, longue aussi, d’autonomie respectueuse à l’égard de la structure cléricale avait pu garder les catholiques français de s’abandonner sans esprit critique à celle-ci. Malheureusement, l’Église de France se leurrait sur elle-même. Les plaintes pour agressions sexuelles avaient été rares, mais, hélas, davantage en raison du délai dont ceux qui ont été victimes d’agression ont besoin pour se mettre à raconter que parce que les faits auraient manqué. Néanmoins, les faits connus en France confirment plutôt notre double explication.

II – Une typologie des faits

  • Il vaut la peine de tenter une typologie des cas dénoncés. Nous l’esquissons ici à partir des données que nous connaissons, essentiellement celles du diocèse de Paris. Nous croyons plus juste de ne pas donner ici de chiffres, notamment parce que le processus de libération de la parole des victimes est long et complexe, de sorte qu’il est malheureusement impossible de savoir aujourd’hui si l’ensemble d’entre elles s’est fait connaître. Le but de cette typologie est d’affiner l’analyse des facteurs globaux qui rendent possibles des actes d’agression sexuelle à l’encontre de personnes mineures ou vulnérables.
  • Quelques prêtres, décédés ou vivants, sont désormais connus comme des pédophiles au sens strict : leurs pulsions sexuelles les tournent vers les enfants pré-pubères et leurs méfaits cessent dès que l’enfant qui est leur victime arrive à la puberté. Le plus souvent, ils ont commis leurs actes dans leur propre famille, à l’encontre de leurs neveux ou nièces, petits-neveux ou petites-nièces, et aussi dans des familles qui leur faisaient toute confiance, souvent dans des familles qui les recevaient volontiers. Quelques-uns d’entre eux théorisent leurs pratiques : tel ou tel a expliqué avoir voulu épargner aux enfants les frustrations d’une découverte trop tardive de la sexualité. Peut-être y a-t-il là un effet de génération, certains discours même universitaires des années 70 ayant pu paraître encourager une initiation précoce à la sexualité. Mais quoi qu’il en soit d’une éventuelle théorisation, le caractère compulsif de ces pratiques se vérifie dans tous les cas. L’espoir qu’un homme portant de telles pulsions puisse en être guéri paraît très limité. En tout cas, ce ne pourrait être qu’au prix d’un travail dont nous dirons plus loin encore la difficulté. Il faut noter aussi que même les plus compulsifs d’entre eux ne s’attaquent pas forcément à tous les membres d’une même fratrie, ni à tous les enfants qui leur sont confiés.
  • Quelques prêtres ont été découverts comme collectionnant sur internet des images pédopornographiques. Ceux-là ne commettent pas forcément d’agression ; il est même vraisemblable que, pour la plupart, l’image suffise à satisfaire leurs pulsions. Mais rien n’est certain, d’une part. Le plus troublant, d’autre part, est qu’ils ne semblent pas réaliser qu’ils se sont rendus à tout le moins complices d’un système d’exploitation d’enfants et que collectionner de telles images est céder à une concupiscence du regard qui est en elle-même une forme de violence.
  • Quelques-uns ont un besoin irrépressible de voir ou de toucher les parties génitales de jeunes hommes. Il ne s’agit alors plus de pédophilie au sens strict, plutôt d’éphébophilie. Ils profitent d’une direction spirituelle ou d’une confession pour proposer au jeune de l’examiner afin de le rassurer sur le côté « normal » de ses organes ou pour l’aider à sortir d’une pratique fréquente de la masturbation. Eux non plus ne passent pas forcément à l’acte dans toutes leurs relations.
  • Les autres cas, plus fréquents, sont différents. Nous constatons que des prêtres, à un moment de leur vie et à l’égard d’un jeune déterminé, se laissent aller à des gestes qui ne sont pas directement sexuels, qui pourraient n’être que des gestes d’affection ou de soutien, mais dont le caractère répétitif (chaque fois que le prêtre et ce jeune se rencontrent) et caché (dans le bureau ou l’appartement du prêtre) et la durée (des mois ou des années même) indiquent la redoutable ambiguïté. Tel prêtre a pris un adolescent ou une adolescente sur ses genoux ou dans ses bras pour un « câlin », sans aller jamais plus loin. Tel autre se laisse aller à « jouer » avec des jeunes en se battant avec eux. Tel autre fait à un ou plusieurs jeunes des cadeaux, en emmène un en vacances, va au cinéma avec un ou plusieurs d’entre eux. Les jeunes qui font l’objet de telles attentions sont plutôt des adolescents que des enfants pré-pubères. Dans un certain nombre de ces cas, des circonstances particulières (psychologiques ou spirituelles) ont entraîné une ou plusieurs « chutes » qui auraient pu ne pas se produire et qui pourraient ne jamais se renouveler. D’autres cas paraissent relever d’un comportement plus structurel. Parfois, ces gestes apparemment non sexuels finissent par déboucher sur des gestes qui le sont, souvent – mais pas toujours – sans aller jusqu’à la pénétration.
  • On peut, hélas, ajouter à cette liste des cas d’agressions ou d’atteintes sexuelles commises à l’encontre d’hommes ou de femmes jeunes, adultes ou au contraire très âgés qui, pour une raison ou une autre, peuvent être considérés comme des personnes vulnérables placées dans une relation particulière de dépendance à l’égard d’« une personne ayant autorité ».
  • De cette typologie, il ressort que l’appellation globale utilisée en France « pédophilie » n’aide pas à affronter le problème dans sa globalité. Les pays anglo-saxons ont, depuis quelque temps déjà, adopté la terminologie « atteinte à des personnes vulnérables », désignant une catégorie plus générale, au sein de laquelle les actes de pédophilie peuvent être plus justement caractérisés et le profil psychologique des pédophiles plus précisément dessiné.
  • Cette typologie nous paraît confirmer et aussi aider à préciser les deux facteurs explicatifs que nous avons proposés.
  • La situation d’enfermement d’enfants ou d’adolescents dans des institutions tenues par des clercs ou des religieuses à l’écart des regards de la société civile ne se rencontre pas en France, mais certains prêtres parviennent à créer des situations analogues. À leur « pouvoir » sacramentel s’ajoute une « autorité » due souvent à un charisme soit d’éducateur soit d’éveilleur qui suscite l’admiration d’adultes, lesquels sont alors prêts à leur confier leurs enfants sans retenue ni précaution. Il est assez fréquent que de tels prêtres soient très appréciés par certains, tout en suscitant le rejet ou la méfiance des autres, ce rejet ou cette méfiance ayant d’autres motifs que leurs pratiques sexuelles ou affectives qui restent ignorées ou qui ne sont pas identifiées.
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  • Les différences de « sensibilité » parmi les chrétiens ont donc facilité la construction de situations closes : tel prêtre était considéré par un certain nombre de familles comme « le » bon prêtre, le vrai aumônier scout, le vrai catéchiste, ou bien comme « le » prêtre ouvert, capable de renouveler les pratiques pastorales, « le » prédicateur dont on avait besoin… Lorsqu’une partie de la paroisse par exemple résiste à ce charme, la clôture s’accroît : ceux qui l’apprécient, ceux qui sont intéressés ou charmés par ce prêtre, lui font d’autant plus confiance qu’ils le soutiennent contre les mauvaises raisons, les raisons idéologiques, pour lesquels d’autres se tiennent à distance.
  • Le risque couru dans la relation éducative, surtout lorsque sa codification sociale se défait, se vérifie aussi. Il est particulièrement net dans les cas où un prêtre se laisse aller à des gestes apparemment seulement affectueux mais en réalité fortement ambigus. Souvent, tel prêtre s’attache à un jeune dont la relation avec ses parents est difficile ; parfois les parents eux-mêmes s’enthousiasment pour le secours que le prêtre leur accorde. Souvent encore, le prêtre s’intéresse d’abord à ce jeune comme un éducateur puis, soudain, la joie qu’éprouve le jeune en sa présence, la lumière qu’il reçoit de lui, le déploiement de sa personnalité que le regard encourageant du prêtre lui permet, grisent en quelque sorte le prêtre qui perd la proportion de sa position. Il oublie n’avoir à agir qu’en tiers et se laissetenter de façonner davantage le jeune, perdant souvent ses repères rationnels et raisonnés. La relation d’accompagnement ou de direction spirituelle se pervertit, l’autorité spirituelle du prêtre mettant le jeune au service de son désir sexuel plus ou moins identifié.
  • De cette typologie ressort une sorte de « naïveté » à propos de la sexualité, « naïveté » qui ne saurait être une excuse. Certains prêtres mis en cause prétendent n’avoir pas eu de désir sexuel ou n’avoir pas compris ou senti que leurs gestes « affectifs » pouvaient avoir une portée sexuelle. Quelques-uns semblent limiter plus ou moins consciemment la sexualité à la seule pénétration et maintenir les autres gestes dans une sorte de zone floue, dans une grisaille sur laquelle ils se gardent de porter un jugement moral. Ce constat indique sans doute un champ à travailler qui n’est pas simplement une description scientifique des phénomènes physiologiques ou psychologiques. De même que les adolescents en cours d’éducation sexuelle apprennent le fonctionnement de la reproduction humaine et le comprennent mais ne réalisent pas pour autant que ce phénomène les concerne et existe dans leur propre corps et dans leur psychisme, de même nombre des prêtres coupables semblent ne pas avoir réalisé que des phénomènes qu’ils connaissent, dont ils sont capables de parler et sur la moralité desquels ils peuvent même disserter avec justesse, se produisent en eux et qu’ils se laissent entraîner par eux. Il y a là sans doute un signe d’immaturité psychologique ; sans doute aussi y a-t-il là matière à réfléchir à l’aveuglement que provoque le péché.

III – L’attitude des évêques

  • Le principal reproche formulé publiquement contre les évêques est d’avoir voulu protéger l’institution. Il nous paraît trop général et peu explicatif. S’en contenter risquerait d’empêcher de repérer des motivations plus profondes, moins faciles à expliciter.
  • D’abord, il nous est apparu, en découvrant un certain nombre de récits, qu’il est très difficile de se représenter ce dont il s’agit tant qu’on n’a pas rencontré et entendu les personnes victimes en les écoutant vraiment. Quelque chose dans l’esprit humain se refuse à accepter qu’existent de telles violences ; cette réaction empêche qu’une écoute sérieuse soit accordée à celui ou celle qui porte le récit et qu’une enquête réelle soit menée. Ce qui est dénoncé est sinon nié, du moins ramené à des proportions qui paraissent acceptables. Un responsable ecclésial qui, il y a cinquante ans ou quarante ans ou trente ans, apprenait qu’un prêtre avait agressé sexuellement un enfant ou un jeune ne réalisait pas forcément de quoi il s’agissait : il ne pouvait imaginer qu’un prêtre et tout simplement qu’un homme puisse avoir des pulsions qui le rendent prédateur pour ceux qui lui sont confiés ; il ne pouvait imaginer qu’un prêtre puisse prendre un adolescent dans ses bras à chaque rencontre et ce, pendant des années. D’où la tendance à minimiser les faits, à estimer les récits exagérés [1][1] Cette capacité de l’être humain de ne pas voir ce qu’il…. D’où, plus subrepticement et plus gravement, la volonté plus ou moins exprimée de ne pas vouloir en savoir plus. De là, des mesures visant seulement à éviter le scandale.
  • De plus, le silence a parfois (pas toujours, notons-le) été requis par les familles elles-mêmes. Les parents des enfants agressés avaient souvent été des amis du prêtre agresseur, ou avaient été pleins d’admiration pour lui. En plus d’un cas, les parents avaient confié tel de leurs enfants à ce prêtre ou avaient encouragé leurs rencontres, sans s’étonner de la fréquence des rendez-vous, sans s’inquiéter de leur longueur. Que peuvent se dire un homme de 40 ou 50 ans et un jeune adolescent de 12 ou 15 ans ? En tout cas, l’institution à préserver n’était pas l’Église seule mais la totalité du système social. Car Église, familles, société politique et société civile, dans la totalité qu’elles forment, sont ébranlées par les actes d’agression sexuelle contre des mineurs. Comment construire la société si l’on ne peut faire confiance aux adultes qui jouent un rôle social largement estimable ? Ne pas faire de vagues a pu être jugé nécessaire pour traiter au mieux, c’est-à-dire dans cette optique, sans ébranler le système social, des cas dont on estimait, sans trop le vérifier et en s’empêchant par là même de le faire, qu’ils étaient marginaux, qu’ils appartenaient aux franges obscures de toute réalité terrestre.
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  • Mais trois facteurs non analysés conditionnaient aussi la réaction des autorités ecclésiastiques.
  • Le moins regardé d’entre eux nous paraît avoir été le suivant : on – et « on » ici veut dire à peu près tout le monde : évêques, magistrats, parents, policiers… – pensait sans trop le dire que les enfants victimes de ce genre d’actes en grandissant allaient oublier ou, du moins, surmonter la violence subie. Comme une jambe cassée peut provoquer sur le moment un grand trouble, susciter des mois, voire des années pénibles, mais un trouble que la croissance et la force de vie des enfants dépassent spontanément, l’enfant avançant dans l’existence allait passer à autre chose, retrouver un équilibre nouveau. Le fait nouveau, devenu indéniable depuis 2016, est qu’il est désormais clair que les enfants n’oublient pas vraiment ; ils peuvent enfouir les faits subis, mais ceux-ci sont et restent un traumatisme qui complique ou entrave, en chacun de manière différente, sa construction personnelle. La conviction non dite, non examinée, que les enfants dépasseraient cela dont on supposait aussi peut-être qu’ils n’avaient pas mesuré la gravité, explique l’irresponsabilité dont on (un « on » toujours aussi ample et indistinct) a fait preuve à leur égard.
  • Le deuxième facteur est une conception elle aussi confuse de la miséricorde. L’autorité ecclésiastique et, parfois, l’autorité judiciaire, ont eu tendance à considérer qu’il s’agissait de l’égarement d’un moment qu’une remontrance et la honte que ce fait soit connu de l’autorité suffiraient à empêcher de se reproduire. L’autorité n’a pas su – et sans doute pas voulu ‒ examiner davantage les causes profondes de ces actes dont, souvent, pour la raison dite plus haut, elle n’a pas su voir l’ampleur. Les évêques ou les supérieurs religieux ont donc estimé que la miséricorde les obligeait à faire confiance en la bonne volonté du prêtre coupable, à l’aider à avancer sans l’enfermer dans sa faute, souvent en tâchant de changer ses conditions de vie soit pour l’éloigner au moins un peu de la tentation (mais jamais assez nettement) soit pour remédier à telle ou telle cause de déprime ou de perte de dynamisme spirituel.
  • Un élément important du traitement du pardon a été négligé, et cette négligence révèle quelque chose de l’état spirituel du temps où nous sommes : la réparation, c’est-à-dire ce qui, en tout état de cause, est dû à la personne victime. Pour éviter toute confusion, précisons que « réparation » ne désigne pas ici principalement la compensation des préjudices matériels, psychologiques ou moraux subis par un paiement financier imposé au coupable, mais le processus plus fondamental qui fait que le coupable prend sur lui au moins une part du poids du mal qu’il a causé. Parce qu’on ne réalisait pas (mais, nous venons de le dire, on n’y avait guère réfléchi) les dégâts produits chez le ou les enfants, on a pu penser qu’un éloignement géographique des lieux de la « chute » ou une mise à l’écart d’un ministère éducatif (mais en négligeant souvent que les prêtres rencontrent des enfants ou des jeunes de mille manières dans l’exercice ordinaire du ministère) pouvaient suffire à remettre le prêtre coupable sur le bon chemin et lui permettraient de se rattraper dans un service nouveau. C’était malgré tout oublier que le pardon suppose que le coupable reconnaisse le mal qu’il a commis et en assume la gravité. La miséricorde du Christ ne consiste jamais à nous faire penser que le péché ne serait pas si grave mais au contraire à nous en révéler le caractère toujours mortifère dans l’acte même où il nous pardonne, de telle façon que nous puissions devenir acteurs de notre conversion, acquérir progressivement la détestation du péché et le désir de vivre autrement. Dans la structure même du sacrement du pardon, la « pénitence » ou « réparation » sert à cela : elle est souvent réduite aujourd’hui à quelque lecture ou récitation mais son sens originel de « réparation », évident en cas de vol du moment que la restitution est possible, aurait pu et devrait désormais éclairer le plein mouvement de la miséricorde. C’est parce qu’ils avaient perdu le sens de la réparation que des responsables ont pu oser engager les personnes victimes à pardonner à leur agresseur, comme si ce qu’elles avaient subi pouvait être nettoyé comme une simple tache sur un linge, comme si l’abus éprouvé ne s’était pas inscrit en elles très profondément et comme si le pardon se réduisait à une amnésie sur commande.
  • Le troisième facteur a déjà été quelque peu indiqué : beaucoup parmi les prêtres qui se sont rendus coupables d’actes délictueux mettaient depuis longtemps l’autorité ecclésiale mal à l’aise, mais pour des raisons toutes différentes. Leurs charismes, leurs exigences, les œuvres qu’ils avaient fondées, le milieu dont ils s’étaient entourés rendaient compliquées leurs relations avec les autres prêtres ou une partie des autres prêtres et ne laissaient guère à l’autorité la possibilité de les employer à autre chose que ce qu’ils avaient choisi, sauf à risquer d’être accusée de « couper les têtes qui dépassent un peu », de jalouser les prêtres de talent, de vouloir faire entrer tout le monde sous le couperet des « plans pastoraux ». Souvent, l’autorité n’aurait jamais soupçonné ce qui a été découvert ensuite, mais l’embarras où elle se trouvait, même mal justifié, était un signal. Un certain nombre de ces prêtres se sont complus intérieurement dans un sentiment de « toute-puissance », s’autorisant parfois explicitement à s’affranchir des lois. D’où, désormais, une question délicate : comment tenir compte des signaux sans pour autant soupçonner tout prêtre ayant un peu de créativité pastorale et de rayonnement ? Quelles conditions réunir pour permettre à chacun de déployer ses talents avec liberté sans se laisser glisser vers des fonctionnements pervers ?
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  • Ces différentes questions nous font passer déjà à notre dernière partie, à quelques réflexions sur le chemin possible.

IV – Quelques étapes à venir

1 – La miséricorde de Dieu

  • Que l’« année sainte de la miséricorde » ait été l’occasion du dévoilement de beaucoup d’affaires, soit très anciennes, soit récentes, parce que l’exemple des personnes qui avaient été victimes du père Preynat a ouvert à d’autres la possibilité de dire ce qu’elles avaient subi, ce fait doit être compris par l’Église entière comme une réponse de Dieu à la grâce demandée. La connaissance nous est désormais donnée des souffrances profondes qu’ont causées des prêtres et de la perte de confiance en l’Église et surtout en Dieu et parfois en eux-mêmes qui se sont ensuivies pour des hommes ou des femmes ; l’existence de personnalités pédophiles gravement prédatrices et la menace que représentent certaines défaillances dans la construction sexuelle et psychologique des personnes sont des faits indéniables. Nous devons accepter ce savoir redoutable comme une lumière que Dieu donne à son Église, mettant à nu son péché, pour sa sanctification et en vue d’une sainteté plus grande, ne lui permettant pas de tolérer en elle des zones obscures ni des comportements ambigus.
  • Les responsables hiérarchiques de l’Église mais aussi les policiers et les magistrats ont été rendus lucides sur les multiples stratégies que les coupables peuvent employer pour tenir des enfants ou des adolescents sous leur coupe et les obliger au silence ainsi que sur leur capacité à vivre de manière clivée. Il faudrait que tous les adultes en tirent davantage de lucidité sur les ambiguïtés toujours possibles de leurs regards, de leurs gestes, de leurs paroles, sur ce que les meilleures intentions apparentes peuvent recouvrir de besoin de dominer et de posséder, sur l’illusion que tout un chacun peut entretenir autant que cela l’arrange quant à la netteté de la frontière entre ce qui est sexuel et ce qui serait simplement affectueux ou sensuel. Toutes les institutions doivent aussi apprendre à se réjouir d’être sous l’obligation de la loi non seulement morale mais aussi civile et accepter de se soumettre aux contrôles que celle-ci impose. Dans l’Église, la loi canonique doit être mise en œuvre avec plus de rigueur, et le principe doit être clair pour tous qu’elle ne peut être un prétexte à échapper à la loi civile ou une justification de quelque effort que ce soit pour s’y soustraire. Bien plutôt doit-elle ajouter de la précision morale et de la justesse dans les procédures.

2 – Les sanctions

  • Une réflexion est à mener sur l’échelle des sanctions possibles. Jusqu’à cette année 2016, imposer à un prêtre d’être relevé de ses engagements sacerdotaux (formulation canonique de ce que l’on appelait autrefois : réduction à l’état laïc) paraissait quasi impossible. La théologie a établi depuis longtemps que l’ordination sacerdotale est un pur don de Dieu qui imprime dans la personne un lien nouveau, d’un ordre spécial, avec le Christ, que les catholiques appellent « caractère », et que rien d’humain, pas même une faute, ne peut supprimer. Autant le mariage sacramentel suppose l’existence préalable d’une union ou d’une possibilité d’union vraiment humaine, vraiment digne de l’être humain, d’où de multiples empêchements qui fournissent le cas échéant des causes de nullité, autant, pour l’ordination, seule une absence avérée de liberté pourrait faire qu’elle n’ait produit aucun effet. C’est pourquoi un prêtre peut être suspendu, privé du droit d’exercer son sacerdoce ; il n’en reste pas moins prêtre. Cette doctrine classique explique que les évêques n’aient envisagé les mesures disciplinaires qu’ils ont pu prendre contre des prêtres coupables que comme des mesures de précaution, des mesures provisoires donc, faites pour être levées un jour.
  • Or, il apparaît aujourd’hui incompréhensible pour les personnes victimes et pour l’ensemble des fidèles qu’un prêtre qui s’est rendu coupable d’une agression sexuelle sur un mineur puisse jamais à nouveau célébrer la messe, être l’instrument du sacrifice du Christ et de l’Église [2][2] Beaucoup se demandent comment les mains qui ont abusé…. Les papes Benoît xvi et François ont affirmé avec force d’ailleurs qu’un homme à tendance pédophile n’avait pas sa place dans le presbyterium. Un homme ne devient pas pédophile parce qu’il est prêtre ; la causalité est inverse : un pédophile pourra être attiré vers le sacerdoce ou des pédophiles ont pu l’être parce qu’être prêtre permet de nombreux contacts avec des enfants et des jeunes. Une étude est donc nécessaire et sans doute une clarification canonique : peut-on considérer comme tout simplement nulle et non avenue l’ordination d’un homme dont on découvre plus tard qu’il a une personnalité pédophile, comme si la grâce du caractère sacerdotal ne pouvait « accrocher » réellement sur une telle structure ? Si la réponse était positive, ce qui reste à établir, l’application de cette précision exigerait, dans le traitement des cas d’atteinte ou d’agression sexuelle, d’opérer avec soin une distinction entre les personnalités structurellement pédophiles et les personnalités sexuellement immatures qu’un ensemble de circonstances aura conduites à un ou des actes graves mais que d’autres circonstances auraient pu préserver de chuter.
  • Les personnalités de ce deuxième type peuvent, il convient de l’espérer, être aidées à réaliser la gravité de leur faute, à réparer au moins symboliquement les conséquences de leurs actes, à retrouver une manière d’être et d’agir digne de leur humanité et de leur responsabilité. Pour les coupables de cette deuxième catégorie, il serait hautement souhaitable de disposer d’une gamme de sanctions : tel prêtre peut-il encore célébrer la messe ? Pour une assemblée ou seulement en privé (mais suffit-il d’éviter le scandale) ? Peut-il confesser (et cette possibilité doit-elle être liée au droit ou non de célébrer la messe) ? Peut-il confesser mais avec des restrictions quant aux personnes qu’il peut accueillir et aux lieux où il peut célébrer le sacrement du pardon ? S’il peut célébrer et confesser, peut-il encore exercer la direction spirituelle ? Avec quelles restrictions, s’il en faut ? Peut-il exercer une responsabilité pastorale ou ne peut-il être qu’un prêtre résidant dans une paroisse et rendant quelques services limités, ce qui est déjà une grande chose ? Pourra-t-il un jour à nouveau s’occuper d’enfants ou de jeunes et à quelles conditions ?
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  • À ces déterminations canoniques devraient s’ajouter des précisions sur celui ou ceux qui auront à vérifier le respect des restrictions imposées et sur la manière dont ils exerceront cette vérification : sera-ce l’évêque seul, le vicaire général, le curé auquel ce prêtre sera adjoint, l’équipe d’animation pastorale… ? Qui connaîtra les restrictions apportées au ministère de ce prêtre et qui en saura les raisons ? Comment celui-là sera-t-il informé : par oral, par écrit, par celui qui nommera le prêtre… ? Quel dialogue y aura-t-il entre ceux qui verront le prêtre quotidiennement et l’autorité qui a à le nommer quelque part ?
  • Au-delà des sanctions, un chemin spirituel doit pouvoir être proposé même aux prêtres coupables. Un des aspects du drame est l’immense capacité de déni dont font preuve beaucoup d’entre eux. Elle rend difficile pour ceux qui s’y attellent de les accompagner dans la durée. Les personnalités les plus clivées paraissent fermées à tout repentir réel, à toute prise de conscience réelle de leur faute. Tel prêtre coupable est-il capable de comprendre qu’un accomplissement de l’être sacerdotal est encore possible, même sans exercice du ministère, par l’assomption de son péché, par la reconnaissance de l’impossibilité d’une réparation directe (aucune parole, aucun geste, aucune peine supportée ne pourra dispenser la personne victime d’avoir à surmonter ou à intégrer la douleur ou la complication installée en elle malgré elle), finalement par l’engagement dans une expiation consentie à vie ? Le Moyen Âge a su vivre cela, des traces en existent dans la littérature et dans la vie des saints, dans certaines œuvres artistiques aussi. Après tout, dans un monde marqué par le péché, que des hommes aient péché gravement, semant un trouble social, et consentent à ce que le péché les prive de l’accomplissement qu’ils avaient rêvé pour leur vie, est proprement chrétien. Une telle attitude vaut pour les prêtres comme pour les laïcs. De prêtres plus encore, on pourrait espérer un sens du péché plus riche, ou au moins l’acceptation que le pardon ne débarrasse pas des conséquences du péché mais aide au contraire à en porter le poids sans en être écrasé.
  • Les personnes victimes ou leurs familles ont souffert d’avoir été invitées à pardonner pour constater ensuite que l’autorité de l’Église considérait presque aussitôt que le pardon formulé allégeait, voire supprimait, toute conséquence visible de la faute ou des fautes commises. Ce constat a fait qu’en quelques mois, au cours de l’année 2016, le discours des personnes victimes s’est inversé. Le pardon paraît ne plus pouvoir être qu’eschatologique ; la parole devenue possible se mue chez quelques-uns en une réclamation de punition, parfois en attendant de l’Église qu’elle exerce une sévérité à laquelle la justice civile a renoncé. La confusion de bien des évêques quant à la réparation suscite une telle attitude. Le soulagement des coupables aussi, qui reçoivent le pardon comme la promesse que leur vie pourra continuer socialement comme avant. Seul un sens renouvelé de l’expiation rendra possible un vrai pardon : celui qui a commis un acte grave constitue un danger pour les autres ; celui qu’il a atteint, même s’il est seul, se retrouve avec une vie abîmée ; le pardon ne peut nier ces faits mais peut offrir au coupable l’assurance que son expiation vaut la peine, qu’il n’est pas privé de son ministère par l’effet d’un besoin de vengeance mais pour lui permettre de redonner sens à sa vie.
  • La difficulté pour l’autorité ecclésiale est alors d’occuper le prêtre coupable. S’il ne peut plus exercer le ministère sacerdotal ou alors seulement avec des restrictions, comment lui permettre d’agir au long des journées ? Le classement des archives a des limites et requiert des compétences, quoi qu’on en puisse penser. Faut-il encourager à chercher un emploi dans la société civile, même en complément du ministère qui restera possible ? Faut-il chercher plutôt du côté du service des malades et des pauvres ? La piste peut séduire, mais que nul ne se laisse abuser : qui s’occupe de malades ou de pauvres se trouve dans une position dominante qui représente vraisemblablement une tentation trop forte à laquelle on ne peut exposer quelqu’un qui a déjà montré son incapacité ou sa grande difficulté à ajuster sa relation aux autres.

3 – La chasteté

  • Le cœur du drame, nous l’avons suggéré, tient à la conjonction d’un pouvoir spirituel incroyablement puissant sur ceux qui y sont sensibles et du déséquilibre ou du dérèglement des personnalités. Pouvoir et sexualité entretiennent des liens complexes, l’expérience humaine le montre assez, la psychanalyse sait l’expliquer, les sages de tous les temps ont pu s’en rendre compte et établir des lignes de démarcation. Aucune loi, aucun règlement ne pourra jamais surmonter l’interaction de l’un et de l’autre, même si la loi et le règlement peuvent aider à clarifier les choses ou au contraire contribuer au flou qui favorise les glissements et dont profitent les personnalités abîmées. Il incombe à chaque être humain de se régler avec la plus grande vérité, la meilleure lucidité, en sachant ce qu’il fait et ce qu’il veut faire, ce qu’il ne veut pas faire et les raisons de cela. La chasteté est la vertu de la justesse de la relation. Elle est un fruit de la charité et, en même temps, contribue à établir celle-ci dans les cœurs.
  • Même si l’histoire a sans doute toujours connu des faits d’agression sexuelle dont l’ampleur ne sera jamais connue puisque la parole à ce propos n’est facile pour personne, il nous semble sage de faire le pari que le xxe siècle a offert un terrain particulièrement propice aux personnalités troublées. Aux facteurs présentés au début de cette réflexion, on pourra ajouter la violence des guerres mondiales et des guerres de la décolonisation. Le rapport de chacun au corps de l’autre et à son propre corps en a été marqué, l’exercice de la force et de sa maîtrise aussi, et non seulement ni prioritairement chez les soldats mais collectivement, dans l’ensemble de la société, ce qui peut s’exprimer aussi bien dans un discours très rigoriste que dans le laxisme le plus entreprenant.
  • Un immense effort de réflexion et d’attention est donc à consentir pour que les hommes et les femmes, les adultes et les enfants, acquièrent le sens de la chasteté qui n’est pas seulement d’éviter les gestes sexuels mais qui est bien plutôt de se tenir l’un par rapport à l’autre dans une relation ajustée, qui laisse à chacun sa pleine liberté, qui le ou la laisse venir à soi sans chercher à anticiper, à précipiter, qui consent à la patience nécessaire pour recevoir au moment où cela sera offert ce qui cependant est attendu et qui accepte de donner sans recevoir de retour.
  • Mais la réflexion la plus subtile et la plus précise ne sert à rien si elle n’est pas partagée. Les faits désormais connus méritent d’être analysés lucidement par le plus grand nombre, pour que chacun exerce sa responsabilité à l’égard de lui-même et une attention fraternelle à l’égard des autres. Concernant les prêtres, tant dans leur formation initiale que dans la formation permanente, ces faits ne doivent plus être tenus dans le secret. La discrétion est due bien sûr aux personnes. Aux personnes victimes d’abord : elles peuvent choisir de faire connaître leur histoire au grand public, c’est leur droit le plus strict, mais nul n’a le droit de le leur imposer ni de le faire à leur place. Aux personnes coupables ensuite, d’autant que les cas, nous l’avons vu, sont multiples et que des gestes ou des actes similaires peuvent recouvrir des réalités humaines différentes. Mais la trop grande discrétion encourage parfois ceux qui ne sont informés qu’en partie à supposer le pire. Une information claire, partagée objectivement à ceux qui doivent la connaître, respecte davantage les personnes et permet une gamme d’action plus nuancée qu’une information sommaire, diffusée au gré des réseaux. Quoi qu’il en soit donc de la discrétion due, l’étude des cas réels ayant existé permettrait déjà au plus grand nombre de comprendre de quoi il s’agit et d’acquérir la vigilance nécessaire et le courage pour chacun de vérifier son propre comportement.
  • Les parents doivent être conscients de ce qui se passe dans les relations intimes. Notre époque se complaît volontiers dans le voyeurisme sexuel et croit facilement que tout raconter constitue de soi une aide pour la construction des personnes. Les drames dévoilés obligent à laisser les enfants et les jeunes avancer par eux-mêmes, à respecter leur intimité, en sachant répondre à leurs questions avec clarté, en donnant des repères moraux dont l’on sait rendre compte et dont, surtout, on s’efforce de connaître les bienfaits. Lorsque les parents ne se laissent pas fasciner par la force de séduction de leurs propres enfants, ni impressionner par l’émergence chez eux de la force sexuelle, ceux-ci sont mieux à même de découvrir l’espérance qu’ils pourront nouer une relation forte avec un conjoint de l’autre sexe et porter la vie. Une éducation de la pudeur et du respect offre plus de chance à la liberté des jeunes que la confusion entretenue par une culture érotisée qui confond le plaisir à consommer et la joie à recevoir.

4 – Les prêtres

  • Concernant plus spécifiquement les prêtres, le progrès à faire est sans doute de dépasser la naïveté sur les mécanismes qui jouent dans les relations humaines, surtout les plus élevées, de ne pas s’abandonner au sublime mais de chercher en vérité la sainteté voulue par le Christ. La liturgie aujourd’hui fait moins courir le risque de voir dans le prêtre le détenteur d’un savoir ésotérique, inaccessible au commun des mortels. Elle purifie beaucoup de l’aura du sacré et des ambiguïtés redoutables qui y sont attachées au profit du service de la sanctification du peuple de Dieu selon le jeu de l’alliance voulue par le Dieu saint qui ne laissera aucune faute impunie. Dans la même ligne, le droit canonique impose que la charge de conduire une paroisse ou toute communauté chrétienne soit assumée dans un rapport de communion marqué par la responsabilité de conseils, tant pastoraux qu’économiques.
  • Il reste à aimer ces exigences : elles ne doivent pas être subies comme des contraintes dues à l’adaptation forcée à des mentalités rétives aux hiérarchies ; elles peuvent être reçues comme des progrès enfin rendus possibles par l’élévation du niveau d’instruction et de participation sociale de tous grâce auxquels il est possible de grandir vers la qualité de fraternité dans laquelle le Seigneur Jésus introduit ses disciples. Il reste à nourrir la capacité intérieure de vivre ces relations complexes avec une liberté qui cherche plus à s’approfondir comme consentement et obéissance qu’à se déployer dans la conquête d’un champ d’autonomie toujours plus grand.
  • Il reste encore et restera toujours à construire les relations entre l’évêque et chacun des prêtres de son presbyterium. L’analogie de la paternité a pu tromper en effet : dans la vie concrète, un père de famille ne demande pas à ses fils ou ses filles devenus adultes de lui rendre compte de leurs actes et de leurs décisions, mais souvent les enfants passent des vacances avec leurs parents, leur confient les petits-enfants, partagent ensemble des moments d’intimité plus ou moins grande, qui, dans les meilleurs cas, permettent des conversations qui ne soient pas seulement convenues mais laissent place à des confidences. Le malheur apparent de la réduction du nombre des prêtres renouvellera vraisemblablement les relations entre l’évêque et les prêtres dans un même diocèse, ce qui pourrait aider à ce que des personnalités fortes, originales, entreprenantes, soient soutenues, encouragées, stimulées, tout en apprenant à rendre compte, à ne pas construire leur zone d’influence propre, à ne pas s’enfermer dans des milieux qui leur conviennent.
  • La place croissante des diacres permanents dans le clergé – des hommes qui ont reçu une configuration au Christ Seigneur du même ordre que les prêtres et les évêques, celle du sacrement de l’ordre dans la diversité de ses degrés, mais à partir d’un chemin de vocation différent, appuyé le plus souvent sur une expérience de la vie humaine plus longue, accompagnée de la responsabilité d’un métier et d’une famille – transforme aussi la vie des clercs et aidera à ce que le groupe des clercs, nécessairement différencié, le soit par le service et le zèle dans le don de soi et par le respect admiratif des libertés.

5 – La prévention

  • Depuis l’an 2000, l’Église de France a entrepris un vaste travail de prévention. L’essentiel en a été traduit dans la brochure « Pour lutter contre la pédophilie », rééditée en 2010 et reprise en 2017. La portée des gestes entre adultes et enfants et la nécessité du respect de l’intégrité des enfants et des jeunes ont été bien analysées et l’attention de tous (parents, éducateurs de tous ordres, confrères, responsables et supérieurs…) a été sollicitée. Les diocèses américains ont développé des programmes rigoureux, au risque de tomber dans un formalisme de la prévention : parce que le programme a été suivi, on considèrerait que tout serait résolu. Une partie de ces programmes consiste en des tests auxquels les prêtres et tous les agents pastoraux doivent répondre régulièrement (plusieurs fois chaque année) leur présentant des situations et demandant de choisir l’attitude à adopter. Une pédagogie précise est mise en œuvre qui consiste à ce que les réponses soient aussitôt validées ou corrigées avec des explications d’ordre juridique ou psychologique. Le tout permet d’entretenir un certain degré de vigilance personnelle à l’égard des autres et à l’égard de soi-même. Certainement, le seul moyen d’empêcher que se produisent des drames est que tous ceux qui ont à intervenir auprès des enfants et des jeunes (parents, éducateurs, prêtres, responsables, moniteurs, enseignants, catéchistes) entretiennent ensemble une culture de la vigilance. Celle-ci ne doit pas être nourrie par le soupçon jeté sur tous les autres que soi mais par la conscience commune d’être attelés à une tâche extrêmement importante et délicate dans laquelle de très bonnes intentions peuvent être détournées par le jeu des fragilités secrètes des uns et des autres et devenir la cause de grands malheurs, tandis que l’ajustement précis de tous ouvre aux jeunes la possibilité de se construire dans la paix et la confiance dans l’avenir.
  • La question se pose de soumettre ou non les candidats au sacerdoce à des tests psychologiques ou de rendre ou non obligatoire la rencontre d’un psychologue. La vocation sacerdotale est un chemin de vie bien particulier (comme la vocation religieuse), surtout lorsqu’elle s’accompagne de l’engagement à vivre la chasteté comme continence parfaite. Pendant des siècles, dans l’Europe chrétienne, devenir prêtre était pour un jeune homme une possibilité de vie parmi les autres et, souvent, la plus honorable. Dans des sociétés traditionnelles aux mœurs codifiées, garder la chasteté jusqu’au mariage n’a pas toujours été facile mais celui qui en avait la volonté trouvait des points d’appui sociaux forts. L’amitié entre jeunes hommes et jeunes femmes était chose soigneusement encadrée. La fluidité des mœurs aujourd’hui oblige celui ou celle qui veut se réserver pour le mariage ou qui se découvre appelé à donner sa vie entière au Christ Seigneur dans la chasteté parfaite à une grande clarification et à un effort de motivation personnelle. Quelqu’un qui se découvre appelé au beau milieu de son entrée dans l’âge adulte peut avoir vécu bien des rencontres affectives et sexuelles. L’abondance des images contribue à banaliser la masturbation. À celui qui décide de répondre à l’appel au sacerdoce ministériel, il faudra donc entrer dans un vrai travail intérieur, dans une reprise même de sa propre construction personnelle. Il y découvrira un élargissement du cœur, un approfondissement de sa capacité d’aimer et une purification de sa sensibilité tout à fait remarquables et réjouissants. Mais, moins que jamais, il ne doit entretenir de naïveté sur ce qui se passe dans son corps et dans sa psychologie.
  • Renoncer à se marier et à fonder une famille à 25 ans est une chose, consentir à ce renoncement à 45 ans, après des années à se donner parfois sans voir de fruits très visibles de son action, sans recevoir beaucoup de considération sociale, en vivant dans la solitude, sans compensation de confort et d’activités culturelles fortes…, en sera une autre. L’irruption récente d’internet avec le flux d’images en tout genre brusquement mis à la disposition de tous sans effort suscite encore de la fascination et crée des addictions faciles. L’habitude acquise suscitera peut-être une meilleure maîtrise, on peut l’espérer et y travailler. Mais il est clair que les séminaires et les noviciats doivent s’aider à acquérir une capacité nouvelle d’accompagner des jeunes hommes ou des hommes encore jeunes pour qu’ils reprennent à la racine la construction de leur être, ne restent pas prisonniers d’habitudes adolescentes mal dominées ou identifient lucidement leurs peurs et leurs incapacités. Les évêques et les formateurs ont conscience que la singularité du sacerdoce ministériel peut attirer des personnalités fragiles, manquant de confiance en soi et capables de se surdéterminer par une certaine raideur intellectuelle ou psychologique, attendant le moment de construire autour d’elles les remparts dont elles ont besoin. Les enseignements n’y suffiront pas : seules des expériences précises peuvent aider à repérer la capacité d’une personne à progresser et à constater la croissance dans la liberté intérieure. Le travail avec des femmes soit dans les études, notamment lorsque des femmes sont professeurs, soit dans les activités apostoliques vécues sous la conduite de femmes ou en ayant à en rendre compte à une femme, sera toujours un moyen important de progrès et un critère de discernement.
  • Dans les cas de coupables reconnus, quelques-uns avaient pu inquiéter leurs formateurs mais aussi montrer des signes de vrais progrès qui avaient encouragé à les appeler à l’ordination ; ils se sont bloqués ensuite ou ont régressé devant certaines difficultés de leur ministère. Les prêtres doivent pouvoir être entourés au long de leur vie d’un climat d’amitié, de respect, de stimulation aussi par les autres prêtres, par les laïcs, par des amis et les membres de leur famille, mais aussi par des instances organisées par l’évêque et le vicaire général, par le presbyterium comme tel, par des personnes, laïcs, religieux, hommes et femmes, femmes surtout. Un progrès dans la structuration de ces relations peut être accompli certainement, dans notre Église de France en particulier.

6 – Les personnes victimes

  • Chaque personne victime a eu à construire sa vie à partir du traumatisme subi. Certaines ont quitté l’Église et renoncé à la foi ; d’autres ont gardé foi en Dieu et se méfient de l’Église ou de ses prêtres ; d’autres encore sont des fidèles actifs et rayonnants. Chacune de ces personnes est pour l’ensemble de l’Église « un de ces petits » qui sont les frères ou les sœurs du Seigneur et qui ont été maltraités. Les fidèles, et spécialement parmi eux les évêques et les prêtres, doivent accepter de les entendre, pour réaliser ce que ces personnes ont subi et ce qu’elles ont eu à surmonter ou ont à surmonter encore. Elles doivent être portées aussi dans la prière et la pénitence des assemblées d’évêques et de prêtres. Mais surtout leur écoute respectueuse permettra aux ministres ordonnés de trouver l’énergie nécessaire pour consentir au travail d’unification intérieure auquel tout être humain est appelé sans doute mais auquel ceux qui exercent le pouvoir spirituel du Christ doivent se livrer sans réserve. Ce travail demande une grande humilité, une grande lucidité aussi, qui ne se paie pas de mots, qui soit consciente des dérives tellement possibles, un sens de Dieu et un sens du péché nourris non par la peur mais par l’espérance. Les personnes victimes pourront fortement aider l’Église dans les décennies qui viennent à préciser ses modes de fonctionnement, à affiner son droit, notamment dans la répartition des tâches, dans l’évaluation et le suivi des personnes, dans l’accompagnement des initiatives nouvelles. La prévention ne saurait se limiter à éviter les fautes et les crimes. Elle ne sera réelle que par un effort global d’ajustement de toutes les relations dans la vérité de la charité.
  • Au total donc, que nous-est-il arrivé ? La miséricorde de Dieu ne nous laisse pas nous accommoder de nos médiocrités et tolère moins encore nos crimes. Elle nous oblige à examiner le fond de nos cœurs, y compris les pensées les plus troubles et les plus ténébreuses. Elle nous met en situation de réaliser le mal produit, les souffrances infligées à des personnes déterminées. Elle met à nu dans le corps sacerdotal le péché possible de bien des hommes. Au long de l’histoire des hommes, l’assomption de la sexualité a été, est et sera une tâche exaltante, profondément humanisante, mais délicate, complexe, dans laquelle se mêlent bien des réalités. Le rapport au pouvoir est décisif et de même le rapport aux générations qui montent. Il y va de la vie et de la survie de chacun et de toute l’humanité.
  • La promesse de la vie éternelle nous ouvre à l’espérance d’une communion où chacun sera en tous, où nous saurons être présents les uns aux autres comme Dieu nous est présent et accueillir tous les autres sans en être écrasés, en leur offrant plus de vie plutôt. Mais cette perspective ne saurait nous autoriser à nous abandonner au sublime. Nous n’y touchons encore que par les sacrements. Chaque être humain doit pouvoir consentir à être tout ce qu’il est et à n’être que ce qu’il est et accepter d’entrer dans le rude travail de déployer ce qu’il porte en lui avec la forte exigence de le mettre au service de tous.
  • L’immense transformation des mœurs vécue au xxe siècle n’a pas produit que des fruits savoureux ; il est bon de le savoir et de le reconnaître. Si chaque sujet a été libéré des appartenances multiples dans lesquelles sa vie était enserrée et par lesquelles elle était soutenue aussi, si chaque sujet a pu rêver de devenir ce qu’il désirait, il devient nécessaire à chacun de veiller sur lui-même pour se tenir envers les autres dans la juste distance, condition d’une proximité porteuse de vie, et d’accepter que les autres veillent fraternellement sur lui pour que chacun soit protégé de lui-même. L’Église, débarrassée du poids du pouvoir politique ou social, voire culturel, se doit plus que jamais de mettre en œuvre la sainteté que Dieu lui donne, et « Église » veut dire ici chacun de ses membres et leur communion à tous. Dans un monde obnubilé par la sexualité, l’Église devrait être un lieu, non de sublime mais de paix, non de négation mais d’assomption dans la liberté, étrange pour beaucoup, rassurante et stimulante pour plus de personnes encore. En aucune manière les faiblesses d’autres institutions ou le trouble de la société ne peuvent excuser l’Église du Christ. L’œuvre de vérité à laquelle l’Église est contrainte depuis quelques années est aussi une grâce de Dieu qui la remet dans sa mission « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » (Prière sur les offrandes).
  • Notes
  • [1] Cette capacité de l’être humain de ne pas voir ce qu’il ne veut pas voir et de ne pas entendre ce qu’il ne veut pas entendre parce que cela remettrait en cause sa représentation de l’humanité ne saurait être une excuse. Elle vient d’un manque de courage pour affronter la réalité et elle est une manière, plus ou moins consciente, de s’épargner la responsabilité de traiter l’information reçue. Avec mille précautions, peut-être peut-on se risquer à dire que, dans un tout autre domaine et dans d’autres proportions, ce phénomène est analogue à celui qui a empêché beaucoup de responsables à qui des comptes rendus de ce qui se passait dans les camps de concentration nazis avaient été faits, d’accepter de comprendre de quoi il s’agissait. Encore aujourd’hui, malgré tout ce que les images montrent et ce que les films documentaires ou de fiction donnent à voir, il faut voir de ses yeux un tel camp des années après pour mesurer l’entreprise qui y a été menée.
  •  
  • [2] Beaucoup se demandent comment les mains qui ont abusé d’un enfant pourraient présenter le Christ qui s’est livré pour que les hommes aient la vie.
  • Résumé
  • Comment l’Église sort-elle de l’aveuglement devant les abus sexuels commis en son sein ? L’A., évêque auxiliaire de Paris, propose des explications au drame de la pédophilie, dans le cadre des relations éducatives, et suggère des pistes d’action pastorale pour les responsables ecclésiaux (de la sanction à la prévention).

 

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